« (…) nous sommes aujourd’hui au même stade que la chimie au XIXe siècle : découvrir les éléments basiques,
les grouper en catégories et étudier leurs interactions. Nous cherchons toujours l’équivalent du tableau périodique des éléments, et nous sommes encore loin de la théorie atomique. [1] »

Les questions soulevées par cet ouvrage – consacré en grande partie aux neurones miroirs, mais pas seulement, comme le laisserait un peu faussement croire le sous-titre,
(il s’agit en réalité d’une synthèse d’ensemble sur les systèmes d’interactions à la base des phénomènes complexes que sont le langage humain et son origine, le sentiment esthétique,
l’autisme ou encore la conscience de soi ), sont nombreuses. Les enjeux en sont la complexité cérébrale humaine, les ressorts de sa plasticité examinés in situe – enquête pour laquelle les neurones miroirs
offrent selon l’auteur un fil conducteur inestimable [2]. Considéré par Richard Dawkins comme le Marco Polo des neurosciences, nobélisable depuis plusieurs années, Ramachandran jongle avec les questions et les paramètres, et à la formulation d’hypothèses
radicales et tranchées, préfère suivre les méandres des interactions et interdépendances entre phénomènes dans toute leur subtilité : « (…) pourquoi ne pourrions-nous pas être
une branche du règne animal et unphénomène unique et glorieusement nouveau dans l’univers ? » [3] Procédant par petites expériences – dont les procédés de vérification sont simples, mais dont on se dit à la lecture qu’il fallait y penser, autant qu’utilisant les moyens techniques
de la science lourde, il fournit ici – dans un style qui manque peut-être parfois trop d’unité et de continuité – un ensemble de résultats et de propositions que le philosophe contemporainse doit de
connaître, et qui impliquent de fond en compte sa discipline et les questions dont elle s’occupe. Tout chercheur s’occupant de phénoménologie, en particulier, gagnera à l’étudier de près pour y retrouver
traités – certes, en miroir – les problèmes les plus classiques de sa pratique et voir réapparaître, transposés, les débats qui l’ont traversée au cours du XXe siècle [4].
Ramachandran
insiste sur les discontinuités (entre cerveau humain et cerveau simiesque, entre langage humain et communication animale) et sur la nécessité d’en prendre acte, tout en soulignant bien qu’elles n’impliquent pas d’intervention
divine ou d’élection de l’humanité : des changements graduels peuvent engendrer des mutations brutales, d’autant plus quand la complexité des structures est importante lorsqu’un paramètre engendre une
rupture de phase globale. Ainsi, le cerveau humain est stable depuis environ 300000 ans, mais une véritable explosion dans la sophistication mentale a eu lieu il y a environ 60000 ans : développement du langage, complexification de la technique,
des structures proto-sociales, etc. Le développement d’un élément nouveau peut ainsi entraîner une série de boucles de rétroactions, exprimer des capacités latentes par des phénomènes d’évolution
opportuniste (selon les termes de Gould). Pour l’auteur, les neurones miroirs sont capitaux pour comprendre la mise en place de certaines de ces boucles (en particulier : ils permettent une meilleure transmission des capacités ou attitudes
acquises par hasard). Il ne faut pas oublier en effet que les systèmes biologiques se caractérisent par unité profonde entre fonction, structure et origine : qu’on ne peut séparer leur architecture fonctionnelle de la
façon dont elle est inscrite sur une base déjà existante de structures biologiques (elles-mêmes d’ailleurs émergeant de structures chimiques dotées de leur matérialité propre), ni que l’enchevêtrement
du fonctionnel et de ce qui lui sert de base est téléguidé par des nécessités évolutives.
Membres fantômes et cerveaux plastiques
La plasticité n’est pas quelque chose de proprement humain – mais elle est particulièrement développée chez l’humain, en particulier du fait de sa néoténie. Cette plasticité, précisons-le,
n’est pas en elle-même, comme on l’entend parfois, une clause de restriction du déterminisme (ni d’ailleurs une réfutation du problème de l’inné) et fonctionne dans le détail de façon
parfaitement déterministe. En conduisant (avec d’autres découvertes) à déplacer l’investigation vers la mise à jour de systèmes auto-organisés globaux [5], elle peut certes inciter à raisonner – fut-ce simplement
de façon heuristique - en terme de causalité descendante [6] mais
c’est une tout autre question.
L’auteur évoque quelques exemples intéressants de plasticité liés au phénomène de membre fantôme ; il s’agit ici en quelque
sorte d’une entrée en matière, illustrant la richesse de la problématique des enchevêtrements fonctionnels au sein du cerveau et de la façon dont des expériences simples peuvent en révéler certains
mécanismes. En bandant les yeux d’un certain patient et en touchant la partie gauche de son visage avec un coton-tige, raconte-t-il, on provoque une sensation ainsi sur son membre fantôme. Une carte entière, précise et cohérente,
peut même être dessinée sur le visage du patient ; il y a en quelque sorte persistance de la carte cérébrale de la main et superposition de celle-ci et d’une partie de celle du visage après amputation. Cette
superposition indique-t-elle alors une invasion de la carte du bras par des connexions et signaux de la carte du visage, un renforcement de connexions existaient déjà avant ?
Les cas de « membres
fantômes » mobilisent entre autres la question de la coordination des signaux moteurs envoyés aux muscles et des signaux sensoriels émanant de la peau, des yeux, par les lobes pariétaux : en cas de membre fantôme,
aucun feed-back sensoriel ne peut corriger l’impression de mouvement qui persiste dès lors. Certains patients signalent même une impression de paralysie du membre fantôme (de patients ayant souffert de telles paralysies avant l’amputation,
celle-ci semblant avoir été « apprise », puis transmise au membre fantôme. L’auteur montre alors qu’un traitement peut-être mis au point en redonnant au patient l’impression d’avoir deux
mains grâce à un miroir et en « rééduquant » le membre fantôme (le coordonnant, dans un premier temps, les signaux moteurs et les influx sensoriels, pour ensuite procéder à une sorte d’amputation
du membre fantôme sur le Leib. La façon cependant dont, par le jeu du miroir, un membre peut être pris pour le membre fantôme par le cerveau atteste de fortes capacités d’imitation en lui, et de leur importance
pour son fonctionnement.
Voir et savoir
Les humains ont une trentaine d’aires visuelles, un système particulièrement développé :
l’indépendance des doigts, les pouces opposables et la coordination visuelle importante que nécessite l’utilisation de l’outil main a sûrement joué un rôle important dans le développement et la spécialisation
de ces aires visuelles, note l’auteur, par ailleurs interconnectées par de permanents feed-back. Les centres de la vision sont localisés dans les lobes occipitaux, une partie des lobes temporaux et pariétaux et se distinguent par
deux voies d’entrées : la voie ancienne (qui part de la rétine et aboutit aux lobes temporaux) est impliquée dans les aspects spatiaux de la vision, sa capacité d’orientation vers les objets, etc., tandis que l’autre
voie (chez les primates et les humains), appelée aussi la voie du quoi (dont les centres sont situés dans le lobe pariétal), traite les relations à l’intérieur des objets visuels. L’auteur insiste sur l’intérêt
d’une certaine classe de neurones, appelées neurones canoniques (situés dans les lobes frontaux), semblables par certains aspects aux neurones miroirs, qui sont stimulés par certains éléments habituellement associés
aux actions et non aux actions elles-mêmes (la vue du bâton éveille la réminiscence de l’action de saisie, etc.). Avec eux, dans le cerveau humain, la distinction entre perception et action s’estompe, de la même
façon que s’atténue la distinction entre perception et imagination. Ajoutons à notre compte que plus globalement, l’intrication des aires est telle qu’il semble difficile de continuer à distinguer un « voir »
et un « voir comme » ; dans son fonctionnement normal, ce qui est vu – sélectionné dans un système complexe d’interactions entre circuits et entre l’espace sensori-moteur et le monde –
c’est le résultat de ce « nœud-là » de fonctions, c’est cette chose-là – qui peut aussi bien être un lapin, un canard, un ensemble de ligne, un artefact philosophique classique, etc.
Pour illustrer la complexité des enchevêtrements fonctionnels au sein de la vision humaine, l’auteur évoque un certains nombre de cas exemplaires. Ainsi, celui d’un patient dont la vue fonctionne,
mais qui ne peut plus reconnaître les objets comme des objets (il ne voit plus une carotte, mais une chose longue terminée par une touffe, même s’il lui reste des capacités de discrimination génériques entre grandes
catégories : animaux, objets inanimés, etc.). Il n’a pas été testé si les réactions émotionnelles du patient avaient subie une altération correspondante (sans le reconnaître, le patient
aurait-il eu la réaction appropriée en voyant un serpent ?) De la même façon, certains patients sujets à certains dérèglements des processus de segmentations qui décomposent les objets perceptifs,
ne voient plus les mouvements, mais des séquences décomposées de plans. Le syndrome de Capgas (l’homme qui ne reconnaît lus sa femme) enfin, dont l’auteur reconnaît avoir douté : ceux qui en sont atteints
ne reconnaissent plus les personnes qu’elles connaissent, même si elles admettent qu’elles leurs ressemblent. Ici, c’est sans doute une altération des émotions liées à la reconnaissance qui est en cause :
le cerveau s’attend à une émotion en voyant quelqu’un, et si celle-ci ne vient pas, ne reconnaît pas la personne pour ce qu’elle est, même si elle lui ressemble complètement. Ironiquement, l’auteur suggère
de générer artificiellement le syndrome de Capgas pour rendre une personne perpétuellement nouvelle aux yeux d’une autre et réduire ainsi les problèmes de couple. [7]
Couleurs musicales et numériques :
la synesthésie
La synesthésie est un autre exemple passionnant de l’intrication des fonctions perceptives. En effet, comment fonctionne la synesthésie, sachant qu’il n’y a
pas en elle de fusion, d’indistinction des sensations (elle ne renvoie donc pas à un état antérieur de non spécialisation des sens), ni, semble-t-il (des expériences le prouvent) simple mnésique. Pour l’auteur
la synesthésie n’est par ailleurs pas non plus l’effet d’une expression métaphorique, mais un processus concret permettant au contraire de mieux appréhender les mécanismes de production des métaphores. Comme
le montrent des expériences réalisées sur des synesthètes, c’est bien par exemple le chiffre représenté (mais le chiffre représenté compris comme chiffre 7) qui a une couleur : la synesthésie
n’a pas lieu avec le chiffre romain pour qui est habitué au chiffre arabe. La couleur n’est pas perçue de la même façon si on montre au sujet des photos en noir et blanc d’objet de couleurs – (elle est alors
conçue, imaginée) alors qu’elle est bien ressentie avec le chiffre (indice que l’association mnésique n’est pas à l’origine du phénomène). Les couleurs synesthétiquement induites sont
même aussi efficaces que les vraies couleurs pour éveiller des réactions instinctives, attirer l’attention, ouvrir et configurer des scènes perceptives (et non seulement se manifester en elles) ; elles sont donc de vraies
données sensorielles [8].
Peut-on interpréter les synesthésies comme l’effet d’un câblage croisé entre zone numérique
et zone des couleurs ? Il faut en effet souligner l’importance des contiguïtés des zones dans le cerveau : plus des zones sont contiguës, plus les formes synesthésies sont proportionnellement fréquentes. Mais
le câblage croisé n’est pas une explication suffisante car d’autres facteurs entrent en compte (ainsi, le LSD peut provoquer des expériences de synesthésies, inversement, les synesthètes peuvent être temporairement
inhibées par des anti-dépresseurs.) ; il y a par ailleurs de telles connections pour tout le monde, mêmes certains en ont plus. S’agit-il alors d’un manque d’isolation chez les synesthètes ? L’étude
des métaphores permet de révéler une réalité virtuelle du cerveau : celui-ci en effet a pu être amené au cours de l’évolution à établir des liens inter-structures (entre des formes,
des sons, etc., on y reviendra plus bas). De la même façon, opportuniste, l’évolution a pu utiliser les zones de représentations de l’espace physique pour y représenter la séquentialité (numérique,
etc.) ; ainsi, même si une spécialisation plus avancée a pu se produire par la suite, une porosité des fonctions a pu demeurer, accentuée par certaines mutations [9].
Ces neurones qui ont modelé la civilisation
Découverts chez les chimpanzés, les neurones miroirs (ou neurones de Rizzolatti) ont connu une sophistication remarquable chez les humains permettant l’interprétation de situations complexes (et permettent
en particulier de mimer le mouvement des lèvres, indispensable au développement du langage parlé). Placés dans le cortex préfrontal, ils simulent l’action de celui que je regarde et parfois en anticipent même
le déroulement, formulent des hypothèses sur son déroulement. Ils sont ainsi supposés être à la base du développement de ce qu’on appelle une théorie de l’esprit – mais aussi d’autres
aptitudes propres à quelques grands singes et surtout aux humain, comme les capacités de décentrement dans l’espace. Ils sont ainsi, Jean-Luc Petit le souligne par exemple dans un article intéressant, la base physiologique
de la thématique husserlienne de l’intropathie et de son lien à l’ancrage du Leib dans le Leibkörper : de telle façon cependant que c’est l’action qui devient la clef des
différents couplages de ce développement [10].
Comment, cependant, se régule l’activité des neurones miroirs (on ne partage pas vraiment la souffrance d’autrui, on n’imite pas tout ce qu’ils font, etc. :
pour, l’auteur le libre-arbitre est introduit ici, de façon d’abord négative, comme aptitude d’inhibition des imitations) ? Quels sont leurs mécanismes d’activation – sont-ils innés, acquis ?
En réponse à cette dernière question, l’auteur se dit tenté de croire que les neurones miroirs sont responsables de comportements génétiques précoces. Les neurones miroirs seraient impliqués dans
la répétition première des sons par le petit enfant, et cette imitation immédiate, instinctive, se transposerait plus tard en imitation d’intentions. Il souligne également leur rôle dans les processus d’abstraction
intersensorielle, intermodale, l’intérêt de l’étude des neurones miroirs pour la compréhension de la genèse des métaphores. Les neurones miroirs s’avèreraient même, selon l’auteur,
des accélérateurs formidables pour la transmission de compétences, nous sortant des lenteurs de la contingence de la seule sélection naturelle en favorisant la diffusion des inventions accidentelles par mimétisme. En ce sens,
l’explosion de la sophistication mentale survenue il y a 60000 ans serait un effet de leur développement.
L’autisme
Le rôle des neurones miroirs
est en particulier étudié dans l’analyse de l’autisme et du Syndrome Asperger (que l’auteur ne distingue sans doute pas autant qu’il le faudrait). On reconnaît normalement que les autistes ont du mal à élaborer
une théorie de l’esprit (c’est la en quelque sorte la description du syndrome) – mais précisément, pourquoi une telle difficulté ? Si l’existence d’un circuit spécialisé de la cognition
sociale a été suggéré dès 1970 par David Premack, c’est bien la découverte des neurones miroirs qui fait avancer cette question. L’imagerie cérébrale révèle chez les autistes
des cerveaux plus développés (en particulier, une configuration singulière du cervelet) mais les changements cérébelleux chez l’autiste pourraient n’être que les effets d’une mutation responsable des
symptômes sans y être eux-mêmes liés – étudier ces manifestations liées peut nous aider à remonter vers cette cause, même si elles n’ont pas nécessairement d’importance pour la compréhension
de l’autisme même et au-delà, car « (…) l’autisme pourrait être fondamentalement considéré comme un désordre de la conscience de soi, et si tel est le cas, les recherches menées sur
ce syndrome pourraient nous aider à comprendre la nature de la conscience elle-même. [11] » Si l’autisme
a de nombreuses causes (là encore, le syndrome est inséparable d’un ensemble de boucles de rétroactions), mais l’amorce, la cause initiale serait une anomalie de fonctionnement des neurones miroirs
Cette interprétation permettrait également de comprendre pourquoi les autistes ou personnes atteintes du Syndrome Asperger ont une tendance à tout interpréter littéralement. On a vu en effet que les neurones miroirs
sont impliqués dans le développement de la capacité métaphorique (certaines lésions croisées le laissent penser). D’un autre côté, on a remarqué que les asperger avaient aussi parfois une
grande capacité à entrer dans la texture métaphorique du langage (en ce sens, ils peuvent au moins autant que les synesthètes, contribuer à l’étude des neurones miroirs, car si certaines aptitudes liées
à la métaphore sont affaiblies et d’autres amplifiées, c’est bien dans la complexité même des soubassements neuronaux de la métaphore qu’ils permettent d’entrer.) D’autres symptômes
plus physiologiques de l’autisme comme le balancement, l’hypersensibilité, etc., renvoient à des dysfonctionnements de l’amygdale qui coordonne la surveillance émotionnelle du monde (permet en quelque sorte de créer
un paysage émotionnel du monde qui peut se détraquer). L’autiste aurait ainsi un paysage émotionnel dysfonctionnel (ou disons : excessivement accidenté) du fait d’accroissement des connexions aléatoires,
engendrant des sur-réactions à certains objets ou événements triviaux (d’où, de manière compensatoire, la propension des autismes à la routine ; d’un autre côté, de tels dysfonctionnements
peuvent aussi rendre l’autiste attentif à certains détails peu saillants pour d’autres, et conduire au développement de talents exceptionnels). Les réactions des autistes à l’environnement sont ainsi moins
cohérentes. Le balancement permettrait ainsi d’apaiser cette surcharge émotionnelle (le circuit de l’équilibre est lié à celui des émotions) mais aussi d’ancrer son moi dans son corps. Une perturbation
des allers-retours entre les aires sensorielles supérieures et l’amygdale peut en effet altérer le sens même de l’incarnation. Quels liens, demande alors l’auteur, entre neurones miroirs et système limbique ?
Peut-on montrer que dérèglement du système limbique est lié à celui des neurones miroirs ?
Plusieurs pistes thérapeutiques sont finalement suggérées à la
suite de ces considérations : employer certaines drogues amplifiant l’abondance de neurotransmetteurs empathogènes, ralentir le processus de feed-back émotionnel en provoquant une fièvre élevée pour réinitialiser
le circuit, voire intervenir de façon assez précoce pour empêcher la cascade d’événements conduisant au plein développement de l’autisme…
Le pouvoir du
babillage. Evolution du langage
Le chapitre consacré à l’origine est sans toute le plus audacieux de l’ouvrage, même si le déroulé de l’argumentation n’est
pas toujours très clair. L’auteur s’interroge sur la phase transitionnelle conduisant de la communication par signaux (qui n’ont pas, à proprement parler, de sens, le cri de l’antilope ne dit pas « léopard »,
« fuyez », ni même « gavagai »), au langage, toujours décontextualisable, et la mise en place de ses structures complexes [12]. Il rappelle à ce propos les 5 spécificités du langage humain communément admises :
1) extension du langage, riche lexique, 2) usage de termes fonctionnels, 3) capacité de parler de ce qui n’est pas là, ni n’est lié à un besoin immédiat, 4) usage de métaphores, d’analogies, 5) syntaxe
flexible et récursive. Les 4 premiers points caractérisent déjà ce qui a été appelé par les paléontologues et les linguistes le proto-langage, cette étape intermédiaire – dont il n’existe
pas de traces directement attestables, le langage ne « fossilisant pas », mais dont on tente malgré tout de comprendre les structures propres, les déterminants évolutionnistes, la relation précise au langage
tel que nous le parlons. Celui-ci ne peut s’expliquer que par le développement conjoint d’éléments combinés pour former des systèmes complexes alors sélectionnés par la sélection naturelle.
Selon Gould, le langage procède d’un mécanisme plus général, disons de la pensée, modifié par exaptation – les centres du langage étant à présent distincts des centres de la pensée
dans le cerveau. Selon Pinker au contraire, le langage procède d’un instinct ensuite complexifié. D’une autre manière encore : le langage est-il véhiculé par un organe du langage mental (Chomsky) irréductible
à toute structure antérieure, procédant d’une émergence complexe, ou un système de communication gestuel primitif a pu servir d’échafaudage à l’émergence du langage vocal ?
L’auteur développe de son côté une théorie synesthétique de l’amorce qui vise à rendre compte des différentes boucles à l’œuvre
dans ce développement (on aimerait cependant savoir si cette théorie e est hypothétique, ou réellement discutée - si l’auteur envisage des directions de recherches concrètes pour la développer par ailleurs.
On notera d’emblée que, s’il ne cite pas Lakoff, l’auteur n’en évoque pas moins le concept de cognition incarnée, et qu’en insistant (on va le voir) sur la façon dont des associations synesthésiques
et des structures métaphoriques structurent nos concepts, il se situe bien dans une perspective congruente à la sienne. D’un point de vue évolutionniste explique Ramachandran, on ne peut se satisfaire sans plus de la thèse
de l’arbitraire du signe – même si l’étude du fonctionnement du langage dans son plein développement s’accommode bien d’un formalisme ou d’un structuralisme : à l’origine, non pas les
mots certes, mais les données sensorielles ont bien du « se ressembler un peu » avant, précisément, de s’agréger en mots que l’usage généralisé a pu alors détacher de
tels ancrages et rendre peu ou prou indépendants de leurs contextes de naissance. De la même façon, la facilité à apprendre procède de règles innées – (qui expliquent l’adoption immédiates
de certaines structures syntaxiques sans nécessité mimétiques, ou plus encore la naissance rapide des pidgins et leur grammaticalisation, au bout d’une génération, en créoles) mais l’exposition est requise
pour l’activation de ces facultés qui servent d’amorce à un processus d’interaction apprentissage – enrichissement des structures pré-existantes – activation de nouvelles capacités. La question de l’inné
ou de l’acquis, rappelle judicieusement Ramachandran, est aussi une question de contextualité : on considèrera comme inné ou comme acquis un même syndrome selon que les conditions de sa manifestation seront générales
ou occasionnelles dans un environnement. Le proto-langage est amorcé par une intrication d’associations synesthétiques : associations formes de sons/formes d’objets fondées sur des ressemblances structurelles des sons
et des choses dans un espace mental abstrait, traduction des contours visuels et auditifs en contours sonores (les mouvements de la langue seraient liés eux-mêmes à des mouvements des mains associés à certains objets, propose
l’auteur de façon peut-être un peu spéculative). De cette façon, une telle activation croisée des aires cérébrales (visuel et auditif/sensori-visuel et vocalisation motrice/ puis plus tard aires de Broca
et mouvements manuels) permet d’amorcer un processus de traduction et d’abstraction essentiel au le développement du proto-langage. Le discernement intersensoriel et transphénoménal de la forme constitue un premier niveau d’abstraction,
même si un autre saut qualitatif doit intervenir pour le développement des capacités d’abstraction de nombres, d’isolations de fonctions logiques, etc [13]. On demandera ici si une telle conception n’invite pas aussi à s’interroger, dans le sillage
de René Thom et de Jean Petitot sur ce qui, dans la nature même, permet ces regroupements, c’est-à-dire de la prégnance ontologique du niveau morphologique, et l’élaboration d’une véritable esthétique
transcendantale naturalisée [14]. Sans aller jusque-là, les considérations développées par l’auteur rappellent que la théorie évolutionniste n’est peut-être pas séparable de la physique, que les systèmes
biologiques sont des systèmes dynamiques dont les possibilités de convergence vers des points attractifs ne sont pas infinies – que la dimension physico-morphologique, dont l’importance a encore été soulignée
par Simon Conway Morris pour traiter la question des (possibles) convergences évolutives.
Ces amorces, bien sûr, ne rendent pas compte de toute la complexité du langage humain. Le lexique, la sémantique
et la syntaxe dépendent d’ailleurs d’aires bien identifiées : ainsi l’aire de Broca, spécialisée dans la syntaxe (et peut-être aussi dans les langages formels, algébriques, même si leur
disfonctionnement n’entraîne pas la perte de toute capacité à accomplir des opérations logiques ou arithmétiques simples). Bien sûr, ces aires spécialisées n’en sont pas moins connectées.
Les aphasiques de Wernicke, dont la capacité sémantique est altérée, ont un langage syntaxiquement construit, mais, à l’examen, sans récursivité : leurs différents segments sont liés
par des série de termes syncatégorématiques utilisés pour leur aspect associatif et non leurs fonctions logiques. La modularité des capacités sémantiques et syntaxiques n’interdit de toute façon
en rien, précise l’auteur, que l’une puisse être issue de l’autre. L’auteur souligne alors plus spécifiquement l’intérêt de l’étude du gyrus angulaire pour la compréhension
du développement des capacités syntaxiques. La syntaxe procède selon lui d’une exaptation à partir d’une autre capacité : même l’action la plus simple comme briser une noix demande en effet le
codage d’une séquence, capacité qui peut alors été transposée au langage, à l’assemblage logique qu’est la syntaxe [15]. Une duplication d’une aire ancestrale affectée à cette capacité en deux nouvelles aires
spécialisées : l’une restant dévolue à la manipulation d’objets, toujours, l’autre devenant l’aire de Broca. Ces deux aires ; justement, sont également riches en neurones miroirs : indice,
peut-être, d’une origine commune, et signe, tout aussi bien, de l’importance de tels neurones pour leurs fonctions réciproques et des fonctions non-stéréotypiques, impliquées dans des actions complètes,
globales, sont spécifiquement câblées dans des zones localisées
De sorte finalement « Ajoutez à ce cocktail [les synesthésies] l’influence de la sémantique,
importée de l’aire de Wernicke, ainsi que des aspects abstraits issus du gyrus angulaire, et vous obtenez un mélange potentiel prêt au développement explosif du langage à part entière [16] »
Beauté et cerveau. Emergence de l’esthétique
Comment le cerveau humain crée-t-il la beauté, demande enfin plus classiquement l’auteur qui commence – heureusement – par distinguer l’art et du concept général d’esthétique (même
si pour l’auteur, il n’y a pas d’art sans une certaine observance des principes de l’esthétique : l’art joue (dans une perspective évolutionniste) avec l’esthétique pour faciliter la communication
entre le langage et les émotions – de cette façon, affine le langage parlé, et donne de l’intelligibilité aux émotions. Quelle est alors la différence, demande-t-il dans la foulée, y a-t-il entre
l’art et le kitch ? « (…) l’art véritable (…) implique le déploiement approprié de certains universaux artistiques que le kitch se contente de reproduire machinalement » [17] Cette partie est sans doute, d’un point de vue théorique, celle dont les faiblesses sautent le plus immédiatement aux
yeux d’un lecteur de culture plus philosophique que neurologique, mais les distinctions proposées semblent malgré tout souvent pertinentes - et si de nombreux éléments intéressant n’y sont pas moins introduits
malgré le caractère un peu rapide des développements - éléments à reprendre, donc, dans une étude esthétique plus documentée.
9 lois selon l’auteur permettent
de rendre compte du sentiment esthétique. 1) Le groupement évolutivement liée à la nécessité de repérer des prédateurs (de discriminer par exemple les tâches qui forment un lion) : l’art
joue avec cette tendance du cerveau en créant des formes groupables – cette tension au groupement conduit à une synchronisation des influx nerveux liés aux proto-impressions coordonnées dans une perception unitaire (mais c’est
bien sûr : c’est un lion !), 2) Le contraste, complémentaire au groupement, 3) L’exagération lié au principe de discrimination des formes dans la nature : pour distinguer un carré d’un rectangle,
c’est la propriété de rectangularité qui sera utilisée par le cerveau (un singe choisira de préférence un rectangle plus aplati, et pas celui qu’on lui aura présenté, si le schème de
rectangularité est associé par lui à une perspective de récompense). Plus généralement : les choses sont structurées à partir de propriétés ou structures saillantes qui permettent d’ancrer
les scènes perceptives – ainsi, certaines exagérations soulignant précisément ces structures saillantes activent au contraire des réactions d’attractions ou de fascinations plus fortes (puissance de Picasso et
d’autres), 4) L’isolement, consistant à mettre certains aspects en exergue en en estompant d’autres, ainsi l’impressionnisme qui estompe les lignes pour faire ressortir les couleurs, 5) Le « coucou me voilà »,
consistant à rendre un objet plus attractif en le rendent moins visible, suscitant un plaisir éprouvé dans le dévoilement, dans la reconnaissance du non-immédiat. En stimulant les aires visuelles on provoque la synchronisation
des impulsions nerveuses quand il y a reconnaissance d’une forme globale [18] : ainsi, à la différence pur plaisir visuel (lorsqu’on voit une pin-up) la réaction visuelle esthétique à la beauté semble une expérience plus riche, pluridimensionnelle. Bien
sûr, s’il est maintenant question d’art, cette base neurologique de l’émotion esthétique est à son tour inséparable de paramètres historiques et d’une élaboration symbolique : le
cerveau peut « éprouver » la beauté, mais c’est la culture qui fait ensuite « quelque chose » de cette faculté, la travaille, l’explore, l’affine, la questionne, la pousse à
ses limites… 6) L’horreur des coïncidences (il y a plus d’information dans l’arbitraire que dans le régulier), 7) L’ordre, 8) Les symétries, 9) La métaphoricité.
Évidement,
on pourra se demander pourquoi précisément ces 9 lois, comparer par exemple cette démarche avec celle de René Thom (articulant de son côté l’esthétique aux 7 formes possibles de catastrophes, avec les analyses
particulièrement détaillées que Jean Petitot consacre aux fondements morpho-dynamiques de l’esthétique [19].
Le grand singe et son âme
L’ouvrage conclut par un examen des déterminants
cérébraux de la conscience de soi en évoquant quelques pathologies intéressantes (par exemple, à la suite d’un AVC, la perception d’un double, le sentiment classique de sortie de corps, l’impression d’être
mort – une perte de réactions émotionnelles qui rend le monde vide, cadavérique, ou au contraire une surcharge de l’empathie qui rend le monde ultra-signifiant et donne l’impression d’être un avec Dieu). L’auteur
rappelle la distinction de différents types de mémoires, souligne en particulier que le souvenir proprement dit semble proprement humain : en lui, on se souvient d’y avoir été, l’implication du moi
passé dans le souvenir se donne au moi présent (on touche à nouveau ici des thèmes très phénoménologiques, car pour Husserl : eidétiquement, implique cette dimension d’avoir été
donné qui en est inséparable). On pourra ainsi profiter de l’ouvrage pour affiner une fois encore la compréhension qu’on a du couple de nature et de subjectivité : naturalité du ou dans le sujet, sujet dans
la nature, en la nature, par la nature…
On conclura cette critique en soulignant qu’on ne se situe pas du tout, ici, dans un paradigme computationnaliste et que l’auteur ne cesse de souligner l’importance
de l’ensemble des systèmes de feed-back qui interdisent la hiérarchisation stricte des fonctions, ébrèchent la modularité de l’esprit, ne cessent, au moins implicitement, d’en appeler à l’usage
– au moins heuristique – de processus de causalité descendante. Les domaines de recherche ouverts ou prolongés par les neurones miroirs sont nombreux – on ajoutera, à ceux déjà évoqués, l’économie
cognitive (en particulier, la neuroéconomie) dont les thématiques sont concernées au premier chef par le types de problématiques au sein desquelles interviennent les neurones miroirs. Le philosophe est moins désorienté
ici qu’il a pu l’être par les conceptions, plus radicales, de Churchland ou de Dennett : la façon par exemple dont le système sensori-moteur est disposé, tamisant ce qu’il repère, puis se reconfigurant
à son contact, mobilise quelque chose comme un système d’ensemble où l’organisme et son environnement ne peuvent être appréhendés qu’en ce qu’ils forment un tout, au sens des totalités
métaphysiques évoquées par Husserl. Le cadre ou le paradigme pour comprendre les enjeux des travaux de Ramachandran est ainsi plutôt celui d’une neurophénoménologie qui n’implique pas de faire congruer a
priori le niveau phénoménal et le niveau physique (dire que le monde est Un est un idéal transcendantal, rien a priori n’indique qu’on parle exactement de la même chose d’un côté
ou de l’autre de la barrière, mais il faut bien supposer qu’il y a un rapport entre les deux, puisque dans les deux cas, on part des mêmes mots). Si la neurologie apparaît, à la lecture de l’ouvrage, indispensable
à la phénoménologie, à laquelle elle fournit un outil de distanciation et de décentrement efficace, la phénoménologie se révèle, en retour, utile à la neurologie : l’expérience
telle qu’elle est vécue, ne cesse de montrer l’ouvrage, est une expérience intriquée, en laquelle la phénoménologie dévoile précisément des structures d’interdépendances, des
niveaux d’entre appartenance de formes et de paramètres de manifestation (le type de conscience de soi, ou de rapport à soi au sein de la conscience, lié à tel type de structuration de la manifestation) qui peuvent guider
les neurosciences vers les systèmes qu’elle doit appréhender pour comprendre l’ensemble des interactions qui constituent un type d’expérience. Ce n’est bien sûr pas ici vers une phénoménologie
transcendantale réflexive que nous sommes guidés, mais vers quelque chose demétaphysique (au sens husserlien d’un fait métaphysique) dont aucune constitution ne peut rendre compte, et qu’il
s’agit en quelque sorte ici de saisir au vol : les neurones miroirs suggèrent en effet d’adopter comme cadre phénoménologique une phénoménalité engagée – ancrée dans des concrétudes
ou des systèmes de prégnances, toujours déjà structurée par une implication active antérieure à toute phénoménalisation.
Répétons, pour terminer,
que la richesse de l’ouvrage est telle que tout philosophe, chercheur, enseignant, ou amateur, gagnera quoi qu’il en soit, à s’y plonger.